Tabac : on vous manipule !

 

Les jeunes sont de plus en plus nombreux à fumer. Car les fabricants savent convaincre et finalement manipuler les ados ! Brice Auckenthaler, directeur du cabinet eXperts, co-responsable de l'Observatoire international "Youth", qui suit le comportement des adolescents nous parle des stratégies employées par les grandes firmes pour mettre les ados dans leur poche !

Propos recueillis par Alain Sousa, le 5 décembre 2001 (doctissimo)


Doctissimo : Les adolescents sont une cible particulière. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Brice Auckenthaler : Les jeunes sont une population typée, qui répond à des codes de comportements très singuliers. Ces groupes se retrouvent quasiment à l'identique tout autour du globe, et constituent une des rares cible universelle. Une cible qui intéresse par conséquent toutes les marques en quête de mondialisation, quel que soit leur métier (fabricant de tabac, de jeans ou de fromage) puisqu'elle représente leur avenir. Séduire les jeunes demande une très grande habileté marketing. En effet, cette cible très paradoxale est à la fois très attachée aux marques et en même temps très zappeuse, picoreuse par essence. Les adolescents sont, par ailleurs, en recherche de statut (avoir la bonne marque au bon moment) pour être reconnus par la collectivité de leur tribu. En même temps, ils cultivent un certain détachement, pour être toujours un peu décalé par rapport à la norme du groupe ! Leur sport favori : "jouer" avec les marques dont ils sont friands, mais pas avec n'importe quelle marque : celles qui ne se prennent pas au sérieux, celles qui renouvellent régulièrement leur offre pour les étonner; celles qui ne cherchent pas à les singer mais leur proposent du sens. Celles qui ne clament pas trop fort leur position de leader mais préfèrent une logique de guérilla urbaine (descendre dans la rue, être "proche" des jeunes, créer de l'empathie…).

Doctissimo : Pour les séduire, les fabricants de tabac utilisent beaucoup les techniques employées par les autres marques ?

Brice Auckenthaler : C'est exact. Quand une marque de cigarettes fait du "product placement" dans un film, elle adopte la même stratégie qu'Apple dans "Mission Impossible". Quand elle sponsorise une écurie de Formule 1, elle ne fait que copier Benetton. Quand une marque de tabac joue avec les décors de ses paquets, en le renouvelant très régulièrement, pour en faire un accessoire de mode, elle ne fait que suivre les pas de Swatch. Quand une marque de tabac se paie même le luxe de disparaître (en n'apposant pas son nom) et de laisser ses signes de marque parler pour elle, elle atteint le même niveau de force que la "virgule" de Nike, le crocodile de Lacoste, le carré rouge de SFR ou les 3 bandes d'Adidas. Quand une marque de tabac se lance dans la production de disques pour contourner les barrières anti-promotion érigées par le gouvernement américain, elle ne fait que suivre les précédents que sont Pepsi et Michael Jackson, Sears et Phil Collins, etc. Quand une marque de cigarettes utilise l'humour décalé, elle se met dans la poche les jeunes comme le font Orangina Rouge, Fanta et beaucoup d'autres.

Doctissimo : Mais les interdictions, notamment publicitaires, n'empêchent-elles pas justement les marques de se faire connaître et donc les jeunes de fumer ?

Brice Auckenthaler : La législation semble avoir eu comme effet de stimuler la créativité des marques. Situation paradoxale où les marques s'échinent, avec succès malheureusement, à inventer en permanence de nouveaux modes de contournement, ce mode d'expression qui fonctionne le mieux auprès des jeunes.

En développant ce type de stratégies, les marques de tabac ont paradoxalement répondu aux attentes de ces mêmes jeunes dans leur rapport aux marques auxquelles ils sont les plus sensibles. De plus, par un effet boomerang, les multiples contraintes auxquelles l'industrie du tabac doit se plier pour communiquer son offre correspondent très bien à l'esprit "underground" de la communication et des actions marketing qui séduisent les jeunes : jamais de mention trop explicite du nom de marque (au risque d'être has been au rythme des modes), un labyrinthe de signes et de rituels encodés que seuls les connaisseurs peuvent reconnaître, de multiples détournements de logotypes …

Doctissimo : Vous souligner que les marques utilisent la volonté de s'affirmer par la transgression présente chez les jeunes. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Brice Auckenthaler : Pourquoi la consommation de tabac augmente-t-elle chez les jeunes alors que le public, les ados compris, a accepté le lien tabac-cancer et qu'une partie croissante de ce public désire sincèrement arrêter de fumer ? Clairement, le point de rupture se situe entre les intentions et le comportement. Les habitudes sont souvent difficiles à changer, en particulier quand elles dépendent non plus de l'individu lui-même mais de l'environnement agissant comme un déclencheur. L'augmentation du nombre de fumeurs jeunes serait ainsi liée à la valeur symbolique du fait de fumer. Fumer est, en effet, avec le passage du permis de conduire, un des rares rites de passage à l'âge adulte dans nos civilisations modernes. Le scénario qui se produit alors ? "Je suis jeune et quand je fume, je suis un rebelle, je transgresse l'ordre établi, je me mets en danger, je me singularise. Ma marque de cigarette est comme moi, elle ne peut paraître au grand jour, elle se cache. Je tague, je fume. Le paquet de ma marque de cigarettes fait partie de mes accessoires de vie au même titre que mon mobile. J'ai ma petite consommation de marginalité qui fait de moi un être à part…". En développant des stratégies de contournement, les marques de tabac ont paradoxalement répondu, collé, voire renforcé les attentes de ces mêmes jeunes dans leur rapport aux marques auxquelles ils sont les plus sensibles.